CHAPITRE VI
Le lendemain, les hôtes de la ferme, c’était clair, tenaient pour acquis qu’un changement s’était produit en lui. Au déjeuner, le père de Sally, le regardant de ses yeux sans éclat, dit d’une voix pâteuse :
— Vous irez à la ville aujourd’hui, Jim. Quand vous reviendrez, vous reprendrez le bêchage du champ où nous avons travaillé hier et vous le finirez…
Jim, un instant, ne saisit pas. Sally ajouta avec douceur :
— La ville, c’est Clearfield, Jim. Il y a là une… mairie.
Jim ne comprenait toujours pas. La mère de Sally murmura avec une ombre de regret :
— Pourtant, il aurait été agréable de le faire à l’Église… J’avais toujours imaginé…
Alors il comprit. Quoi, ou qui que fût le Petit Ami, les pensées qu’il avait suggérées à Sally et aux autres avaient été également adressées à Jim pendant son sommeil et on croyait qu’elles étaient implantées dans son esprit. Il était censé avoir absorbé toutes les instructions et tous les ordres nécessaires pendant son repos. Tous étaient persuadés qu’il s’était réveillé avec une ligne de conduite bien arrêtée dans son esprit et que ce plan aurait le même effet pour lui que si décision et désir venaient de lui-même. On avait raconté à cette famille qu’il resterait à la ferme, qu’il aiderait aux champs, qu’il épouserait Sally le jour même, dans une ville appelée Clearfield. Et la mère de Sally acceptait sans discussion que sa fille et lui aillent à la ville se marier, puis reviennent, et que Jim travaille au champ dans l’après-midi…
Il était maintenant un des leurs, assujetti à la même force mystérieuse qui faisait d’eux des robots pâles et épuisés. Quand il s’en rendit compte, son visage perdit toute coloration. Sally expliqua alors à ses parents :
— Il faudra que Jim parle à M. Hagger. Je ne sais pas combien de temps ça va durer…
Jim resta silencieux. À voir combien il s’en était fallu de peu qu’il fût capturé lui aussi par l’ennemi invisible, il avait la chair de poule. Un être humain qui savait ce qu’était la transmission de pensée pouvait, aussi longtemps qu’il était éveillé, repousser le champ mental émis par le Petit Ami. Surtout en utilisant la colère. Un champ de pensée n’est pas une radiation. C’est un champ de force, une tension dans l’espace, comme un champ électrostatique. Il pouvait être repoussé par le champ contenu dans le cerveau humain. Mais pendant le sommeil, on ne pouvait lutter. On l’absorbait ; et cette absorption pouvait se déceler, tout comme la suppression ou la neutralisation d’une charge statique. Mais c’était la marmite de fer qui se trouvait sur la tête de Jim pendant la nuit qui avait absorbé le champ dirigé sur lui. Or, l’émetteur adverse devait être persuadé que les pensées diffusées par lui avaient été implantées dans l’esprit de Jim durant son sommeil.
Si cela s’était produit, Jim n’aurait plus jamais à lutter par la colère contre la transmission ; il n’aurait plus résisté, même durant le jour, aux ordres qui lui étaient adressés. Seule, sa haute expérience, et la marmite de fer, la nuit, l’avaient préservé du danger de devenir complètement l’esclave abject de cet ennemi qui envoyait des ordres par champ de pensée.
Jim s’aperçut qu’il transpirait abondamment. Puisqu’on le croyait devenu, lui aussi, un robot, on s’attendait à ce qu’il allât dans cette ville de Clearfield, à ce qu’il y épousât Sally, comme si c’était bien son désir à lui, et à ce qu’il parlât à un certain M. Hagger… Peut-être… peut-être ce Hagger était-il celui qui opérait la transmission ? S’il en était ainsi, il faudrait le tuer impitoyablement pour supprimer le champ d’émission et la terrible menace qu’il constituait pour l’humanité terrienne.
— Vous vous rappelez, n’est-ce pas ? demanda Sally.
Il hésita. La bouchée qu’il mâchait avait un goût de cendre. Mais aussi longtemps qu’ils le croiraient devenu robot comme eux, ils parleraient librement. Sally s’était montrée bavarde, la veille au soir, parce qu’elle le croyait asservi. En allant à la ville, elle parlerait peut-être encore.
— Je crois, dit-il lentement, que je me souviens… Quand vous le dites, Sally, je me rappelle, en effet, que… Mais ma tête n’est pas bien claire ce matin. Comme si je… j’avais rêvé des tas de choses la nuit dernière.
— Papa était comme ça, dit Sally avec sagesse. Cela lui arrive encore parfois et j’imagine qu’il vous faudra du temps pour vous habituer à écouter le Petit Ami.
Puis elle ajouta, pleine d’espoir :
— Mais vous êtes content, pas vrai, Jim ?
Il marmonna quelques mots indistincts. Il continuait à transpirer.
— Quand partons-nous ? s’enquit-il.
— Dès que nous aurons fini de déjeuner, répondit Sally. Je suis si contente, Jim !…
Il se sentait malade. Il éprouvait une tristesse désespérée au sujet de Sally, mais il était accablé aussi pour la famille et pour tous les autres qui peut-être étaient asservis à cette inimaginable tyrannie. Car il y avait encore le reste du monde. Lui, le criminel aux yeux de la Sécurité, avait la responsabilité de défendre toute l’espèce humaine contre une menace que la Sécurité ignorait totalement. Il n’avait encore pu saisir aucun plan précis et cohérent derrière cette émission de pensée, mais il avait la conviction que ces messages mentaux ne produisaient pas seulement un abject esclavage et qu’ils amenaient un redoutable effet physiologique de faiblesse et de semi-léthargie. Celui qui utilisait un tel moyen ne pouvait être qu’un monstre. Ni l’ambition, ni même la folie ne pouvaient excuser ce crime.
Sally se leva de table et disparut. Elle revint, revêtue de ses plus beaux habits, ses joues étaient roses de bonheur et de fierté.
— Je suis prête, Jim, dit-elle avec douceur.
Il se leva. Il sentait qu’il devait être d’une pâleur mortelle, mais il se rappela que Sally s’était fait embrasser dans cette même pièce la nuit précédente pour que le Petit Ami pût entendre leur baiser et penser qu’ils s’étaient embrassés au dehors, au clair de lune. Ce qui prouvait que tout ce qui se passait dans cette pièce pouvait être perçu. Mais c’était aussi l’indication que les maîtres ne lisaient pas les pensées de leurs esclaves. Ils les dominaient seulement.
Il marchait à coté de Sally dans le chemin du bois. Lorsque les arbres se refermèrent derrière eux, il demanda brusquement :
— À quelle distance sommes-nous de Clearfield, Sally ?
— Six milles, Jim.
Elle était calme, habitée, semblait-il par un tranquille ravissement. Elle dit soudain :
— Jim, je voudrais que vous sachiez. Le… le Petit Ami m’a dit de vous aimer, mais je… je vous aimais avant ! Vous le croyez, n’est-ce pas ?
Il répondit, accablé :
— Je vous crois, Sally.
Ils continuèrent. Sally avançait d’un pas régulier, comme soutenue par son exaltation intérieure. Jim avait l’impression d’être une canaille, un lâche, mais un lâche qui se trouvait dans l’obligation d’agir de la sorte dans l’intérêt même de Sally ou de tous les autres humains de la planète. Si la race de la Terre était menacée d’un esclavage plus complet que tous les asservissements dont parle l’histoire, il fallait tenter quelque chose. Jim, d’une voix rauque, articula :
— Je vous ai raconté, Sally, que ma tête n’était pas très claire, ce matin. Vous pouvez tout me dire maintenant, n’est-ce pas ?
Elle leva vers lui son doux regard.
— Je ne sais pas, Jim… Si vous n’avez pas encore vu le Petit Ami, je ne crois pas que je doive beaucoup parler de lui. On m’a dit de ne jamais parler de lui, de ne le décrire à personne.
— Mais c’est cela que je veux savoir ! s’écria-t-il.
Elle lui sourit, sagement.
— J’ai une idée, dit-elle. Vous parlerez au Petit Ami qui dit des choses à M. Hagger. C’est pour ça que je vous amène chez M. Hagger. Vous verrez le Petit Ami qui est au village…
— Mon Dieu ! s’exclama Jim, la voix soudain brisée. Il y en a donc plusieurs ?
— Oh ! des tas ! dit-elle, surprise. Presque toutes les familles par ici ont un Petit Ami qui leur dit ce qu’il faut faire ! Il n’y a pas de mal à vous le dire, n’est-ce pas, Jim ? Maintenant…
Jim sentit ses cheveux se dresser sur son crâne et faillit tituber d’émotion. Il avait pensé à un individu qui utilisait un émetteur de pensées ; il avait imaginé un paranoïaque, un égomaniaque, un psychopathe, un dément quelconque qui avait projeté, dans sa folie, d’asservir le monde à sa volonté – et l’horrible, c’est qu’un tel individu aurait eu des chances de réussir. Mais cela…
Il fut pris d’une soudaine faiblesse et marmonna :
— Asseyons-nous une minute, Sally. Je me sens tout drôle…
Elle parut un peu émue et, lui prenant le bras, proposa :
— Il y a un tronc là, Jim. Asseyez-vous un moment. C’est comme ça que ça commence…
Elle regardait, anxieuse. Puis, s’asseyant près de lui, elle lui prit les mains et ajouta, avec une pointe de regret :
— Le Petit Ami est gourmand… C’est bien dommage, Jim. La première fois qu’on lui rend visite, on dirait qu’on ne pourra jamais redescendre l’échelle… Moi, je me suis évanouie ! Mais vous êtes si fort, Jim ! Vous vous en tirerez bien !…
Puis elle s’étonna tout à coup :
— Pourtant, Jim, vous avez dit que vous ne l’avez jamais vu !
Un terrible soupçon, qui semblait correspondre à une réalité, s’emparait de l’esprit de Jim.
— Il est… Ce n’est pas un être humain ! fit-il, presque frissonnant.
Son expression hagarde appelait de nouveau la tendresse, la compassion. Sally oublia son étonnement.
— Bien sûr que non, Jim ! dit-elle. Il est gentil ! Si petit, et si bien fait ! C’est la plus gentille petite créature…
Il la scrutait, les yeux fixes. Mais la monstruosité de ce qu’elle disait était si grande qu’il se demanda s’il n’allait pas devenir fou.
Il questionna, hésitant :
— Ce… Petit Ami… D’où est-il venu Sally ? Et quand ?…
— Il y a un mois environ, répondit-elle, paisible. Nous étions installés sous le porche, à la ferme, au coucher du soleil. Une demi-douzaine de nos voisins qui arrivaient par la route sont venus chez nous. Ils portaient des choses que nous ne pouvions pas voir tout d’abord. L’un d’eux a dit : « Nous vous apportons quelque chose que vous serez bien contents de posséder. » Et brusquement, nous nous sommes sentis heureux. Heureux que c’en était incroyable ! Et nous leur avons dit que nous étions très très contents d’avoir ce qu’ils nous apportaient…
Jim eut un ricanement qui s’étrangla dans sa gorge. Il détourna les yeux, incapable de regarder plus longtemps la jeune fille. Celle-ci poursuivit :
— Il y avait six Petits. Amis, Jim ! Les voisins les apportaient. Et ils étaient si gentils ! Nous avons compris tout de suite que nous devions avoir un Petit Ami qui vivrait avec nous et nous dirait ce qu’il fallait faire !
À ce souvenir, Sally souriait.
— Les gens sont restés chez nous une heure environ, puis ils sont repartis, en emportant tous les Petits Amis, sauf un seul qui est resté avec nous. Et nous lui avons fait un petit nid dans la mansarde, tout à côté de la cheminée, pour qu’il ait chaud… Depuis il est avec nous et toutes les minutes de notre vie sont des minutes de bonheur !
— Mais est-il vorace ? fit Jim, la langue épaisse.
— Oui… Extrêmement glouton. Mais gentil, Jim ! Si gentils.
Sally fit glisser son doigt sous le col de sa robe, le passa avec délicatesse sur sa peau fine. Il y avait là de minuscules cicatrices. Très petites. Il y en avait une qui n’était pas encore refermée.
Jim vit les cicatrices. Et il en éprouva une bouffée de rage et d’horreur inexprimable, si terrible qu’il cessa presque, un moment, d’être lui-même un être humain.
Ses sentiments apparurent sur son visage. Sally eut un mouvement de recul.
— Jim ! Êtes-vous… en colère contre moi ?
— Non, dit Jim, la voix dure. Pas contre vous, Sally !… Mais je vais tuer ce Petit Ami ! Je dois les tuer tous, les Petits Amis ! Je dirai partout ce qu’ils sont et ce qu’ils font. Nous les exterminerons !…
— Jim ! s’écria-t-elle sur un ton passionné. Il ne faut pas parler ainsi des Petits Amis. Je… Je vous aime, Jim, mais vous ne devez pas parler de tuer les Petits Amis. Ils… Ils…
Puis elle ajouta, d’une voix, effrayée, pleine de panique :
— Je… Il faut que je lui raconte ! Il faut… que je raconte au Petit Ami ce que vous venez de dire. Je… Je ne peux pas faire autrement… Je… ne peux pas…
Elle se leva soudain et s’enfuit en courant, toute secouée de sanglots convulsifs.
Il la suivit. Mais sa raison lui disait qu’il ne pouvait rien pour elle. À moins de l’enlever de force et de la retenir prisonnière, il ne pourrait pas la délivrer. Où qu’il pût l’amener, elle continuerait à être soumise à l’empire de ces ennemis qu’elle appelait les Petits Amis. Il savait maintenant que ce n’étaient pas des êtres humains et ce qu’il soupçonnait de leur nature lui glaçait le sang dans les veines.
Le plus urgent, et le plus important, c’était de faire connaître ces faits au reste de l’humanité, et surtout aux chefs de la Sécurité…
Cependant, pour répandre la nouvelle, il fallait qu’il pût s’en aller. Or Sally ne manquerait pas de raconter ce qu’elle ne pourrait s’empêcher de raconter et il se trouverait, lui, tout de suite et plus que jamais, en danger. Puisque le Petit Ami pouvait transmettra des idées aux humains qui lui étaient asservis, il pouvait aussi, c’était plus que probable, transmettre sa pensée plus complètement encore à ceux de son espèce. Et cela signifierait…
Jim s’enfonça dans le bois. Il essayait de se maintenir dans un bouillonnement de rage délibérée, féroce, pour se protéger contre toute concentration irrésistible de pensée qui pourrait être dirigée sur lui par l’ennemi. Six Petits Amis avaient subjugué la famille de Sally alors qu’elle était en état de veille. Jusqu’ici, un seul adversaire avait travaillé sur lui. Mais il devait y en avoir beaucoup plus de six, et s’ils combinaient leur puissance mentale, la fureur d’un seul homme ne serait sans doute plus une protection suffisante.